Article écrit en 2015, publié en avril 2022
Chez les personnes que je rencontre, la spiritualité se vit et se dit de façon très variée. Du catholique pour qui la pratique religieuse est centrale, à l’agnostique qui définit sa spiritualité par son lien à la nature, en passant par des personnes qui se réfèrent à un maître hindou ou bouddhiste, la palette est large. Je rencontre aussi beaucoup de personnes se sentant très proches et inspirées par le Christ et/ou par Marie, mais qui n’ont pas de pratique religieuse chrétienne traditionnelle.
Ceci reflète ce qui me parait être l’un des enjeux essentiels de ce passage que vit l’humanité, plus spécifiquement depuis une cinquantaine d’années. A savoir que pour beaucoup, la quête spirituelle n’est plus identifiée à la religion des parents. La perception des frontières entre le monde profane et le monde sacré évolue. Le sacré déborde les champs du connu et des cadres existants. On peut être religieux et non spirituel, et inversement.
Il est aujourd’hui possible de vivre une distinction entre spiritualité et religion. Mais en amont je précise ce que j’entends par ces deux mots.
La spiritualité est entendue d’abord comme l’expérience intérieure du Divin, elle se vit dans le présent comme une connaissance intégrée - au sens de « naître avec ». Alors que le savoir, lui, est rattaché à une période et/ou à une culture, et peut être un préalable aussi bien qu’un obstacle à cette connaissance intérieure. La spiritualité est par essence universelle et intemporelle.
La religion, quant à elle, se définit comme un ensemble de dogmes, de rituels et d’enseignements, de pratiques, au sein d’institutions religieuses, suite à une révélation spirituelle ou une expérience fondatrice, autour d’une autorité religieuse et/ou autour d’un texte sacré. Elle se nourrit d’une tradition : textes, témoins, transmission, articles de foi…. Elle relie également des témoins et des personnes ayant une même foi, formant ainsi une communauté vivante.
Le lien entre religion et spiritualité peut se présenter selon quatre cas de figure :
· 1er cas de figure : celles et ceux pour qui la religion et la spiritualité ne sont qu’une seule et même réalité. Ils vivent au sein de leur appartenance religieuse une voie d’approfondissement spirituel. Ces personnes trouvent en effet dans leurs religions et dans leurs lieux de pratique -église, mosquée, temple,synagogue…- de quoi nourrir leurs aspirations.
· 2ème cas de figure : celles et ceux qui ressentent le lien entre ces deux dimensions, mais sans les confondre. Ces personnes approfondissent et enrichissent leur propre voie religieuse et spirituelle par les rencontres et par les expériences dont ils bénéficient grâce au contact avec d’autres voies spirituelles. Ils vivent en même temps un enracinement dans leur tradition et une ouverture à d’autres voies spirituelles, ouverture qui nourrit leur propre tradition, grâce à une compréhension de cette tradition élargie par cette ouverture.
· 3ème cas de figure : celles et ceux qui vivent la religion et la spiritualité comme deux dimensions opposées. Ces personnes conçoivent la religion comme un obstacle à la vie spirituelle.
· 4ème cas de figure : celles et ceux qui ont une quête spirituelle mais sans référence ou appartenance religieuse.
Or, et peut-être pour la première fois sur un plan collectif, il est possible de tenir ensemble ces quatre postures, en s’en réjouissant :
· Les personnes pour qui la spiritualité et leur religion sont une seule et même réalité, permettent aux religions de jouer un rôle de transmission, de repères nécessaires pour ceux qui en ont besoin, et de mémoire. Mais aussi de transformation et de conversion permanente de ce corps collectif qu’est leur religion, afin que ce corps manifeste de plus en plus ce qui fait l’essence de sa spiritualité.
· Les personnes qui creusent leur propre religion en s’ouvrant à d’autres voies permettent à leur religion « d’élargir sa tente », de quitter ce qu’il peut y avoir d’idolâtries, de réinterroger les évidences.
· Les personnes pour qui la religion est un obstacle à la spiritualité interrogent les pratiques et croyances religieuses pour les resituer dans leur dimension spirituelle, donc universelle. Cela oblige à ne plus identifier identité religieuse et identité spirituelle. En effet la notion d’identité spirituelle n’a pas de sens car la spiritualité est par essence universelle, elle est donc un au-delà non pas de toutes les formes, mais de l'identification à ces formes.
· Les personnes qui vivent une spiritualité sans religion viennent nous interpeller sur l’articulation entre religion et spiritualité, ouvrant des hypothèses telles que la sécularité vue comme un accomplissement du christianisme, ce qui est une théorie entendue d’une religieuse assomptionniste. Ou encore une vision de la voie christique comme une voie de sortie de la religion. Grâce à ces personnes, il y a un primat donné à l’expérience intérieure, alors même que depuis quelques décennies, les systèmes d’appartenances collectives sont profondément bouleversés et modifiés : la famille, le milieu social, la nation, l’église... La dimension expérientielle, spirituelle, voire mystique, est remise au centre. Ceci fait écho par exemple à l’hymne à la charité de Saint-Paul.
Il est nécessaire de réinterroger et de réinventer de nouvelles manières de vivre la dimension collective. A partir de cette distinction religion/spiritualité, nous voyons que l’expression et les structures collectives pour relier les chercheurs spirituels sont appelées à évoluer. Les frontières entre ces recherches sont devenues plus poreuses, l’appartenance à des structures religieuses ne suffit plus toujours. Il nous faut inventer des manières d’être reliés aux autres qui permettent à chacun d’être reconnu dans l’unicité de son chemin, d’avoir une parole propre. Où le partage de chacun parle à tous, où la différence est une chance, une occasion pour s’enrichir et mieux se connaître. Où le cadre collectif est au service de l’enfantement de l’Être, au service de la liberté et de l’unicité de chacun, tout en reliant les personnes entre elles. Où la confrontation fraternelle permet de se réinterroger et d’inventer du neuf en permanence.
De mon point de vue, sur un plan collectif, il est nécessaire que ces quatre postures co-existent. Ceci permet d’éviter des idolâtries et intégrismes religieux, de permettre des remises en causes profondes et d’interroger nos propres traditions grâce aux expériences interspirituelles. Henri Le Saux, Thomas Merton, Raimon Pannikar et bien d’autres ont été des précurseurs de cette dimension universelle de la spiritualité, au-delà des frontières religieuses.
Le Christ revient régulièrement sur l’importance de ne pas confondre ces deux dimensions, de ne pas les identifier l’une à l’autre.
Marcel Gauchet, cité par Michel Ray, explique que « pendant une très grande partie de l’histoire de l’humanité, les religions ont d’abord été des principes d’organisation sociale. Les religions, historiquement, ont été une manière d’être totale, d’organiser les communautés humaines, de les définir dans leurs traits fondamentaux ; dans le type de pouvoir qui les commande, dans le type de liens qui existent entre les êtres, dans la forme que revêt le lien social au quotidien ; au-delà des convictions religieuses des individus, ce qui compte c’est cette mise en forme structurelle des communautés humaines ».
Je ne développe pas ici cet aspect, il suffit pour cela de lire l’histoire des religions, ou tout simplement les écrits de Paul qui se prononçait par exemple sur le choix de se marier ou de rester célibataire, les Actes des Apôtres dans lesquels on voit comment se vit le partage des biens communs, la collusion entre pouvoir politique et religieux à partir de Constantin au 4ème siècle, ou plus récemment les encycliques papales expliquant ce qu’il faut vivre en terme de sexualité, ou plus généralement en terme de ce qui est bien ou mal (cf. liste des péchés auxquels les générations précédentes avaient accès pour préparer leur confession). En passant par les époques où le roi régnait dans le cadre d’une autorité monarchique de droit divin. Enfin la place donnée au clergé dans l’église catholique, comme étant l’intermédiaire entre le Christ et le laïc, a ouvert à tous les abus que l’on connait, non seulement sur le plan sexuel mais sur le plan de la prise de pouvoir mental sur les « ouailles ».
Ceci est un constat et non un jugement, car il n’est pas possible de juger le passé avec notre conscience d’aujourd’hui.
Globalement en Occident, les individus n’acceptent plus que ces systèmes et principes religieux soient les fondements de leur vie sociale et intime. Et ceci est de mon point de vue une bonne nouvelle, car combien d’appels intérieurs ont été étouffés par la pression du religieux définissant ce qui est bien ou mal au détriment de la conscience individuelle, et au détriment aussi des appels intérieurs manifestant l'être unique que chacun-e est.
S’ouvre donc la possibilité de vivre une nouvelle dimension dans laquelle le fondement de nos êtres devient, pour ceux pour qui cela a du sens, non plus le système religieux, mais la dimension spirituelle. Ceci est une chance non seulement pour chaque individu, mais aussi pour les religions qui sont libérées du pouvoir de l’organisation sociale pour déployer une nouvelle dimension, plus mystique, au service de l’unité de toute l’humanité et de la Création. Prendre conscience du Corps mystique qu'est l'humanité Une, la Création Une. Le pape François, entre autres, a développé cette universalité de la spiritualité au-delà des frontières religieuses, dans les encycliques de Laudato Si ou FratelliTutti.
Voici aussi un extrait de Annick de Souzenelle évoquant cette question, récurrente chez elle : https://www.youtube.com/watch?v=5Y5YwV8fZKk
Si une personne désire creuser cette question, je tiens à sa disposition un livret proposant une explication de ce phénomène qui se déploie depuis quelques décennies, à savoir de nombreuses quêtes spirituelles qui ne s'identifient plus aux religions traditionnelles.
« Seul l’amour Agapè est capable de dépasser la distinction sans la nier » (Henri Le Saux).